Histoires Des Invités

 

Le Loup 14

Par Arkann

 

Il y a des expériences dans la vie qui vous changent. Je venais d’avoir une journée plus que chargée, qui c’était conclue avec la réunion finale. Le Ministre lui-même avait pris le temps de me faire sa critique sur ma première « Mission ». Tout avait été couvert. J’avais fait des erreurs de débutant. J’avais laissé des portes fermées. J’aurais pu conclure des jours avant, selon lui. J’avais aussi accompli ma mission de manière satisfaisante, pour un débutant. Il m’avait donné ses conseils, m’avait fait part des observations des négociatrices. J’avais beaucoup appris lors de cette réunion.

J’avais confiance. J’étais vert, mais je gagnerais de l’expérience. En m’appliquant, j’allais un jour être bon. Le poste que j’avais, je le mériterais. Un jour.

Je me sentais léger.

Léger, et je pris la soirée pour moi, et moi seul.

Je me changeai. Ces vêtements, je les avais acheté sur Kivat en prévision d’une telle soirée. Un complet noir, une chemise blanche, de beaux pantalons, et des chaussures pour la circonstance.

J’avais trouvé l’adresse sur le réseau planétaire il y avait maintenant quelques jours.

Je fis quelques pas, pour évaluer. Pas mal du tout. Plusieurs mois sans réellement pratiquer… mais les exercices que je faisais à chaque jour pour me garder en bonne forme physique étaient suffisants. J’étais rouillé, mais…

Le lieu que j’avais trouvé était situé en surface, mais je pouvais y aller à pied en moins d’une heure. J’étais excité, impatient, mais faire durer le plaisir…

En prison, une fois la journée de travaux forcés effectuée, un prisonnier avait un certain nombre d’heures à tuer. Une part était obligatoirement dévouée à des cours de formation et de réinsertion, mais cela laissait encore plusieurs heures par jour. J’avais pris des cours de danse. Pendant cinq ans, presque chaque jour. Je n’avais pas dansé depuis ma remise en liberté.

Une heure à marcher, à anticiper… en prison, j’avais dansé avec d’autres prisonniers, l’un d’eux étant notre instructeur. Très bon dans cette danse, mais l’échantillon avait été petit. Souvent, nous avions dansé sur des airs nostalgiques, tristes. Ce soir… ce soir je voulais du vivant, du passionné. Je m’en sentais capable. Allais-je être à la hauteur?

Puis j’y étais. Une porte anonyme avec une adresse civique, une petite enseigne très discrète qui ne fournissait aucun indice sur la nature de l’endroit. M’approchant, je vis un couple habillé pour la soirée ouvrir la porte et disparaître à l’intérieur. J’hésitai un instant; j’allais faire office de parent pauvre, habillé comme je l’étais, même si mes vêtements auraient été plus qu’acceptables sur Kivat. Tant pis.

Plusieurs de mes gardes étaient déjà à l’intérieur, bien sûr. On me précédait, aussi.

Sur un monde sans forêts, le bois était précieux. La porte extérieure ne suggérait pas la richesse, la chaleur se trouvant à l’intérieur. Le hall d’entrée servait comme un sas, morne, insonorisé. Mais dès que l’un des gardes me précédant dans la Milonga ouvrit la porte intérieure…

Une pointe de bonheur. Quelques accords, et je savais déjà quel air était joué. Quelques pas, et j’étais dans une Milonga pour la première fois de ma vie.

Un plancher de bois à la grandeur. Des boiseries aux murs et aux plafonds. Des meubles, chaises et tables en bois. Je glissai l’enveloppe contenant mon prix d’entrée dans la fente destinée à cet effet. Discrètement placée. Les adeptes du Tango pouvaient parfois être élitistes et l’argent était une ennuyeuse nécessitée.

Il y avait… beaucoup de gens, beaux, très bien habillés, beaucoup ayant leur style bien à eux. Je paraissais pauvre. Tant pis. Un moment pour faire un tour d’horizon avec mes yeux, admirer les dames. Et aussi les « caballeros ».

Le Maître attira aisément mon attention. Il ne montra aucune surprise à me voir solidement entouré, et trouva facilement une solution convenant aux besoins de sécurité implicites. Pas que mes gardes allaient pouvoir me suivre partout.

Une table, dans un coin, avec une bonne vue, inoccupée. Je pouvais… observer.

Le Tango est une danse ou le mâle mène, plein d’assurance, de confiance, sans hésitation, s’assurant du plaisir de sa compagne, de sa protection. Il ne laissait jamais sa compagne rien payer. Et pourtant, les deux étaient sur le même pied d’égalité, coopéraient pleinement. Pas de compétition dans un couple. Le mâle menait peut-être, se chargeait de la mise en valeur de sa compagne, mais la femme, elle, puisait sa force dans sa féminité. Ainsi il m’avait été enseigné. Ainsi il en était, même sur Kivat. Égaux, mais chacun ayant des tâches différentes, bien comprises.

Pour la première fois de ma vie, je voyais les interactions. Ici, un mâle dansait avec sa compagne, navigant le plancher en prenant bien soin d’éviter les autres couples, dirigeant, et sa compagne lui faisait une confiance totale, son esprit, son corps libre d’exprimer ce qu’elle voulait. La, c’était une femme, marchant vers une table, l’homme assurant ses arrières. Elle était belle cette femme, gracieuse, mes yeux attirés vers ses mollets dévoilés par ses pas mesurés. Un magnétisme. Ainsi il en était, partout. Style, grâce, assurance.

Plus encore, c’était la manière avec laquelle ceux qui n’avaient pas de partenaires se rejoignaient sans un mot, même lorsqu’ils étaient à des bords opposés de la pièce. Le cabeceo… discret, il permettait à une femme sans partenaire de refuser une invitation sans que personne ne sache, en affectant ne pas avoir remarqué le geste.

Ceux qui dansaient avaient divers degrés d’expertise. Certains étaient manifestement débutants, entraient parfois en contact avec d’autres couples. Des sourires tolérants en résultaient. Il y avait cependant un mâle, plus expérimenté, se croyant meilleur qu’il était vraiment, qui menait sa compagne dans des manœuvres plus complexes, empiétait sur l’espace des autres couples… lui n’obtenait aucun regard empli de bonté amusée. De par l’expression de sa compagne, je pouvais voir qu’elle ne danserait plus avec lui, combien elle cherchait à compenser pour son partenaire, mais n’y arrivait tout simplement pas. Plusieurs couples à des niveaux intermédiaires.

Et puis il y avait deux couples qui étaient manifestement experts. Élégance, grâce, technique… et passion. Une transe. Il était beau de les voir manœuvrer, évitant les autres avec une aisance qui semblait simple, avec des mouvements somptueux. Les deux couples se connaissaient, faisaient parfois des mouvements combinés.

Je regardai, pour l’espace d’une douzaine de danse, buvant avec modération. Des couples s’ajoutaient, partaient, revenaient, changeaient… quelques danses de plus, et j’avais une bonne idée des forces en présence… et de l’endroit ou je me situais.

J’étais surpris. Avec objectivité, il me semblait que mon niveau n’était pas très loin des meilleurs. Oh, je n’avais jamais dansé avec une femme, et jamais sur une piste aussi grande, mais l’encombrement relatif ne m’inquiétait pas trop.

J’étais excité, et cela ne convenait pas. Je tournai mon attention vers le petit orchestre. Parfois, la musique provenait d’enregistrement, les musiciens prenant une pause. Mais le reste du temps… et ils jouaient bien. Le bandonéon, en particulier. Des instruments astiqués, tout aussi que les musiciens, eux-mêmes, qui prenaient grand plaisir à voir devant eux le résultat de leurs efforts. Un mâle, en particulier, semblait se faire un point d’honneur de ne danser que lorsqu’ils jouaient. Puisqu’il était aussi le meilleur meneur, ce subtil remerciement ne passait pas inaperçu des musiciens.

Mon œil, attiré. Deux femmes dansaient ensemble. Elles étaient bonnes… et semblaient prendre un plaisir malin à détonner, à détourner l’attention des mâles. Très sensuel, sans aller trop loin. L’air en était un plus vif, plus marqué, propice aux séquences choisies et, comme il y avait moins de couple en ce moment, elles avaient le champ libre.

Allais-je oser danser ce soir? Allais-je faire autre chose que d’observer? J’étais conscient des désirs de certaines. Un loup, ça ne courait pas les rues.

Je me levai, presque sans m’en rendre compte. Avec grâce et style. Peu importe mes vêtements trahissant ma provenance et mes moyens limités. Une nouvelle danse allait commencer, les musiciens offrant quelques notes à l’avance pour laisser savoir quel air ils allaient jouer. J’offris le cabeceo, et il fut accepté avec un léger sourire. Je rencontrai la biche sur la piste de danse. Pas un mot d’échangé.

J’avais choisi un air lent et paisible, afin de me faire la main. Très rapidement, il devint évident que j’aurais pu être plus aventureux. Presque cinq mois sans danser, une dynamique différente de celle que je connaissais… ça ne faisait aucune différence.

Danser avec une femme, par contre… ça, c’était différent. Et encore plus plaisant qu’avec un autre mâle. Je me sentais léger, j’étais heureux, et cela transpirait, paraissait. Ma partenaire, après quelques moments, comprit que nous étions d’un niveau similaire, qu’elle pouvait me faire confiance, et se laissa aller. Je veillais au grain, je ne faisais rien de trop compliqué, mais j’y allais avec aisance, avec assurance. J’improvisais, menant ma partenaire dans des séquences appropriées pour cet air que je connaissais, cette musique dont je m’imprégnais.

Elle était légère, gracieuse. Elle s’exprimait. J’arrivais à deviner ce qu’elle voulait. C’était un plaisir contenu. Je sentais combien elle aurait aimé oser plus. Cela viendrait, dans la prochaine danse.

Après, je l’escortai jusqu’à ma table. Un loup doté d’un certain talent. Celles qui savaient étaient capables de dire que j’étais loin d’avoir tout donné. Une longue conversation, très plaisante, discutant presque exclusivement de danse. Et puis un retour sur la piste, les quelques notes offertes par les musiciens nous avisant que la piste allait être chaude. Pas beaucoup de couples, et seulement les meilleures paires. Y avait-il une tradition à l’œuvre? Je ne savais pas, mais ma partenaire était une habituée de la place et ne montrait aucun doute.

Quatre minutes. Quatre minutes intenses, corsées, vivantes. Moi, qui était habitué à un espace restreint, avait maintenant tout l’espace que je pouvais désirer. Les autres meneurs savaient faire, et nous nous partagions cet espace sans aucune forme de doute. Une forme plus brusque, vive, rapide, avec quelques instants plus langoureux.

Je sentais son corps contre le mien, le voyais s’exprimer. Le thème suggérait une histoire d’amour ayant mal tournée, la femme cherchant à s’échapper, le mâle à la conserver. Enfin, ainsi en était-il pour moi et ma partenaire. Les autres en faisaient leur propre interprétation. Les autres… n’importaient pas. Il n’y avait que moi, ma partenaire, et la musique. Un plaisir rare. Je sentais combien elle embrassait le moment.

La fin, arrivant trop vite. Une ambiance électrique dans la salle. Il n’y avait rien à dire : tous deux, nous savions que nous avions presque tout donné, que nous avions très bien dansé. D’autres dansaient beaucoup mieux, mais ça n’importait aucunement. Nous avions touché à ce moment tant recherché, l’avions savouré.

Je la désirais. Mon professeur nous avait averti que de coucher avec une partenaire de tango, c’était un peu comme coucher avec quelqu’un du bureau. Pas désirable. Il avait aussi dit que pour les vrais mordus, avoir une relation avec une personne qui ne dansait pas demandait une certaine dose de flexibilité de la part des deux. Cette personne devait accepter d’être seconde à cette Maîtresse envoûtante qu’était la danse.

Plus tard, elle m’introduisit à d’autres. Il y avait beaucoup d’intérêt. À ma grande stupéfaction, l’un d’eux connaissait mon professeur, de réputation. Apparemment, il avait connu une certaine gloire dans le milieu, il y avait de cela bien des années. Il n’en avait jamais parlé, était resté humble. Je ne discutai pas du fait que j’avais appris en prison. Et pourtant… j’aurais pu. Peut-être aurais-je dû.

Je dansai. Avec ma biche, avec d’autres. Dansai à en avoir mal aux jambes, jusqu’au petit matin. Je n’avais jamais consommé de drogue, mais après cette soirée, je savais un peu ce qu’était l’addiction.

**

Faire l’amour, au son du Tango. Je menais, mes doigts indiquant ce que je cherchais, selon cette gestuelle que nous avions évolué ces dernières heures. En phase.

Nous étions chez ma biche. Elle avait un montage de musique destiné aux rencontres intimes.

Le plaisir, à l’état pur.

 

ŠLE CERCLE BDSM 2006